Je photographie juste pour vivre l'acte de photographier. Le simple fait d'appuyer sur le bouton, cet instant plus ou moins bref. Si je montre mes photos c'est pour que cet acte aille au bout. Appuyer sur le déclancheur sans que rien d'autre ne se passe n'aurait aucun intérêt. Serge Tisseron dans « Le mystère de la chambre claire » indique que du temps de l'argentique, le nombre de photos qui n'étaient pas récupérées dans les magasins de photos ou dans les super marché, était loin d'être négligeable. Que le fait d'avoir pris la photo suffisait. L'auteur discute de l'importance de la prise de vue, il insiste sur son côté cérémonial, sur le fait que prendre une photo faisait de l'instant photographié ou de la chose photographié quelque chose de moins ordinaire, de sacralisé, d'officialisé. J'ai parfois vécu cette expérience quand dans une soirée des gens demandaient à être photographiés sachant que je ne les croiserais plus jamais, qu'ils ne verraient jamais les clichés, mais ils vivaient un moment qui leur semblait mériter cette consécration.

Je ne pense pas m'inscrire dans cette optique. Ce qui me captive dans la prise de vue, c'est l'état dans lesquel je me trouve moi photographe. Un état qui peut-être de l'ordre de la méditation, une méditation express au 1/60e de seconde. Il y a une certaine étrangeté au fait que l'acte de photographier transforme mon état mental aussi radicalement. L'état va varier suivant ce que je photographie. Cet état méditatif est plus approprié à la photo de paysage, de événements où je ne suis que spectateur, des spectacles devant lesquels j'aurais pu passer en notant juste la beauté des choses. Il y a d'autres états, face à une femme nu, quand la méditation tourne à la fascination, fascination dans un sens fort, où l'action devient impossible, où le tic tic du déclencheur dans sa lente rafale devient le seul événement, et où le boitier enregistre en continu la même image, plus rien ne bouge, le temps se répète, une stase... Il faut un effort conscient de la volonté pour s'en extraire, comme à regret. Dans un mouvement totalement opposé l'appareil va pouvoir aussi produire un état d'excitation, devenir le prétexte à une exploration frénétique de ce qu'on pourrait faire, pousser les limites, le boitier comme une agent provocateur.

Dans tous ces cas la magie n'opèrerais pas si l'acte n'était pas poussé au bout, c'est à dire si la photo n'était pas vraiment prise, si elle n'était pas ensuite développée ou vue, si elle n'était pas candidate à une sélection, et si certaines n'étaient pas montrées publiquement. Cette complétude de l'acte est nécessaire parce que je me revendique photographe. Bien sûr si je ne fais des photos que pour ma famille, que comme un utilisateur d'appareil photo, cette nécessité n'aurait pas de sens, car dans ce cas la photo est juste un objet privé - même si la notion de privé est elle même devenu une sorte de non sens à l'heure où tout un chacun met ses photos qui furent privées sur facebook, instagram ou snapchat... Il n'est pas question de dénigrer la photo privée, ou d'émettre un jugement de valeur. Les deux pratiques, comme d'autres pratiques photo, sont également honorable.